Les défis de l'enseignement des mathématiques et l'avenir de la recherche : Entretien avec Jean-Pierre Bourguignon

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By: undefined, Wed Jul 19 2023

Dans cette interview, nous discutons avec Jean-Pierre Bourguignon, mathématicien français, ancien président du Conseil européen de la recherche (ERC) et membre du conseil d’administration du nouveau Centre international de mathématiques en Ukraine (ICMU). Il nous fait part de son expérience et de son point de vue sur l’état des mathématiques dans les établissements français, leur rôle en temps de crise et l'impact de la pandémie sur la carrière des jeunes chercheur.e.s en Europe.

L’année dernière, vous avez publié dans notre série « Springer Monographs in Mathematics » (SMM) une traduction en langue anglaise du célèbre cours de Calcul variationnel. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la place de l’enseignement dans votre vie ?

J’ai été affilié au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) pendant toute ma carrière mais j’en ai été détaché dans plusieurs institutions. L’une d’entre elles a été l’École polytechnique où j’ai enseigné de 1986 à 2012. En tant que professeur à temps complet de 1986 à 1993, j'ai développé et enseigné le cours que vous évoquez à environ 400 élèves chaque année. 

Écrire ce cours a été un défi car je devais fournir les bases d'un cours de niveau intermédiaire tout en abordant de nouveaux thèmes en constante évolution dans les mathématiques. J'ai beaucoup apprécié le contact avec les élèves même si ce n’était pas facile à tenir, les motivations et l’engagement des élèves variant beaucoup. Aujourd’hui, plus de trente ans plus tard, je suis heureux de constater que des anciens élèves se souviennent encore de ce cours, voire ont encore le polycopié avec eux.


Ces dix dernières années, les mathématiques ont perdu 8 % de leurs postes dans les universités françaises alors même qu’il s’agit de la discipline dans laquelle la France s’illustre le plus1. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Cette situation est très préoccupante, d’autant plus que, dans la même période, le nombre d'élèves a augmenté de près de 20 %. Le nombre de postes en mathématiques pures a même diminué de 22 %. Tout ceci entraîne une dégradation des conditions de travail des enseignants-chercheurs avec un impact très fort sur leur capacité à faire de la recherche à haut niveau, une diminution des perspectives de carrière et un risque de ne pas pouvoir répondre à la demande croissante en professionnels qualifiés en mathématiques. Plusieurs facteurs ont contribué à cette situation, notamment le choix fait de longue date par la communauté d’avoir beaucoup moins recours que d’autres disciplines au recrutement local, une position qui tourne au désavantage des mathématiques dans l’attribution des postes universitaires. Par ailleurs, les emplois de mathématiciens sont massivement localisés dans les universités et peu dans les organismes de recherche (il y a quelques années, le rapport était 85 %–15 %).

Des mesures adéquates doivent être prises rapidement pour éviter une régression significative de la recherche mathématique en France, mais leur mise en place n’est pas simple en raison de l'autonomie des universités. Seule la reconnaissance d’une cause nationale à défendre pourrait permettre de provoquer la mobilisation indispensable.


Vous avez été élu premier membre du conseil d’administration du nouveau Centre international de mathématiques en Ukraine (ICMU), que l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) accompagne dans ses premiers pas. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Comment voyez-vous le rôle de la science et des mathématiques, en particulier, en temps de crise ?

La création de l’ICMU est une initiative d’un groupe de mathématicien.ne.s ukrainien.ne.s qui a reçu un soutien international très large, et notamment celui de nombre de collègues éminents. L’ambition est de créer les conditions propices à la pratique des mathématiques de haut niveau en Ukraine, même avant la fin de la guerre, en favorisant les contacts internationaux pour les mathématicien.ne.s ukrainien.ne.s et en accueillant des chercheur.e.s du monde entier pour des séjours de recherche. Dans nos sociétés modernes, il est essentiel de rapprocher la recherche fondamentale des applications et de former en nombre de jeunes diplômé.e.s à un niveau avancé. C'est particulièrement important pour les mathématiques, dont la pertinence dans l’économie s'est élargie avec la modélisation, l’usage massif de données et l'intelligence artificielle.

Après la guerre, l'Ukraine aura besoin de se reconstruire et de développer des activités dans des domaines de pointe à haute valeur ajoutée, ce qui nécessitera de former à haut niveau en mathématiques.


Vous avez été président du Conseil européen de la recherche (ERC pour European Research Council) pendant un peu plus de 6 ans, quelle expérience en tirez-vous ? 

Bien que j'aie suivi l'évolution de l'ERC dès ses débuts - j'ai même présidé le premier comité de sélection en mathématiques en 2007 - devenir président de l'ERC en 2014 a été une surprise pour moi. L'ERC est un programme voulu par et pour les scientifiques qui leur permet de soutenir des projets dont ils sont eux-mêmes à l’initiative. C’est le Conseil scientifique de l'ERC qui a la responsabilité de définir le programme tous les ans, mais c’est une bataille à mener en permanence avec certaines personnes à la Commission européenne que cette gouvernance par les scientifiques dérange. La qualité et l’engagement des membres du Conseil scientifique sont essentiels pour remporter cette bataille. En tant que président, j'ai eu le privilège de rencontrer et d'échanger avec de nombreux scientifiques de haut niveau à toutes les étapes de leur carrière - les 2/3 des lauréat.e.s de l'ERC ont moins de 40 ans !

Deux éléments ont rendu cette période particulièrement agréable : la qualité de ma relation avec Carlos Moedas, le Commissaire européen à la recherche pendant mon mandat, et l’engagement et la compétence du personnel de l'agence qui gère l'ERC. En tant que président, j'ai également développé des relations régulières avec le monde politique, ce qui m'a permis de mieux comprendre le rôle crucial du Parlement européen et d'établir des liens étroits avec certains ministres.

En 2021, vous avez appelé à évaluer l’impact de la pandémie sur la carrière des jeunes chercheur.e.s en Europe. Qu’en est-il aujourd’hui, deux ans après ?

La conférence sur les débuts de carrière dans la recherche a été organisée en raison de l'impact de la pandémie sur les jeunes scientifiques, qui ont été fortement affectés par les restrictions de contacts directs et de déplacements. Certains signaux, variant selon les disciplines et les pays, indiquaient que nombre de doctorant.e.s ne voulaient plus poursuivre une carrière de recherche, ce qui risquait de créer la perte d’une génération, en particulier en Europe. Au cours des dernières décennies, l'âge d'embauche sur des postes stables a considérablement augmenté, avec des situations différenciées. La pandémie aurait pu être le déclencheur psychologique qui a fait déborder le vase.

La conférence s'est tenue à Bruxelles en juin 2022, avec la participation de partenaires tels que l'agence portugaise Ciencia Viva, Initiative for Science in Europe et le CNRS. La nouvelle Ministre a fait que le Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche s'est joint à l'initiative à la dernière minute.

Avec le soutien de nombreuses organisations de jeunes chercheurs, la conférence a produit un manifeste axé sur la question des débuts de carrière. La première demande du manifeste est d'obtenir un recensement exhaustif de la situation concernant la possible perte d’une génération. Cela n'a pas encore été réalisé à l'échelle européenne, bien que certains pays, comme l'Allemagne, semblent avoir enrayé le décrochage. Sans données solides, il est difficile de décider de mesures appropriées. Cependant, une prise de conscience quant à la nécessité de mettre en place des mesures significatives pour améliorer les débuts de carrière a eu lieu. Ces mesures ne sont pas encore claires, mais un plan d'action à long terme est nécessaire.


Notes de bas de page


A propos de Jean-Pierre Bourguignon

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Jean-Pierre Bourguignon est un mathématicien français.
Il a présidé le Conseil européen de la recherche de 2014 à 2019. 

Spécialisé en géométrie différentielle et les liens avec les équations aux dérivées partielles et la physique mathématique, il s'est particulièrement intéressé à la courbure de Ricci. Ancien élève de l'École polytechnique, il a rejoint le CNRS en 1969 et a enseigné à l'École polytechnique (1985-2012). 

Il a dirigé l'Institut des hautes études scientifiques (1994-2013). Il a présidé la Société mathématique européenne (1995-1998). Il est membre de l'Academia Europaea, de l'Académie royale des sciences d'Espagne, de l'Académie portugaise des sciences et de l'Académie royale des sciences de Barcelone. 

Il a reçu plusieurs titres de Docteur Honoris Causa : en 2008 par l'Université de Keio (Japon), en 2011 par l'Université Nankai (Chine), en 2018 par l'Université d'Édimbourg (Écosse), en 2021 par l’Université polytechnique de Bucarest (Roumanie) et en 2022 par l’Université de Warwick (Grande Bretagne) et par l’Université de Primorska (Slovénie). En 2005,  a été élu membre honoraire de la London Mathematical Society, en 2017 de la Deutsche Mathematiker Vereinigung et en 2019 de la Polish Mathematical Society.